Comment manger intelligent : notre grande enquête / Le Figaro Magazine

7 décembre 2018

De la binette à l’assiette: les chefs retrouvent le goût de la terre

Par Laurence Haloche 
Publié le 30/11/2018 à 06h00

ENQUÊTE – Faire du bon, du vrai, du sain… Pour prendre le virage de la cuisine durable, les restaurateurs sont de plus en plus nombreux à privilégier les producteurs locaux et à se doter d’un potager. Marketing ou engagement ? Simple bon sens, disent-ils.

«Aujourd’hui, jardiner et cuisiner, c’est être révolutionnaire!» affirme Olivier Roellinger, qui n’est pas homme à mâcher ses mots. Branle-bas de combat chez les chefs, de plus en plus nombreux à serrer les rangs pour défendre une nouvelle philosophie de la gastronomie. Ces indignés culinaires militent pour une assiette soucieuse de la qualité, mais plus encore consciente de l’urgence à sauvegarder la biodiversité, à préserver l’environnement, à garantir aux producteurs une juste rémunération…

Il était temps! Après les premières alertes lancées au début des années 1980 par le mouvement Slow Food de l’Italien Carlo Petrini, et les initiatives de visionnaires tels que Michel Guérard, Michel Bras, Alain Passard ou Alain Ducasse, ça commence enfin à bouger derrière les fourneaux et au-dehors. Chacun le fait à sa façon, avec ses armes. En septembre dernier, à Turin, c’est en brandissant une fourchette, tout un symbole, que le propriétaire des Maisons de Bricourt, à Cancale, est arrivé au Salone del gusto Terra Madre, où il participait à une conférence sur le rôle des cuisiniers dans la lutte contre le changement climatique. L’occasion pour Olivier Roellinger de vilipender les pratiques des multinationales de l’industrie agroalimentaire, qui tuent le goût et menacent l’état de la planète, mais aussi de rallier toujours plus de volontés en invitant ses semblables à prendre leurs responsabilités: «Nourrir l’autre, que ce soit au restaurant, à la maison, à la cantine ou à l’Ehpad, est un acte merveilleux de bienveillance, mais comment continuer à cuisiner des produits dont on sait qu’ils ont contribué à la déforestation d’une région, à la pollution de la terre, des océans? Des produits qui, pour le consommateur, peuvent être à l’origine de la multiplication des allergies, des intolérances, des problèmes d’obésité? On doit tout faire pour que ce que l’on sert soit bon, sain et juste.»

La clientèle est de plus en plus sensible à la plrésence de produits locaux et de saison à la carte.
La clientèle est de plus en plus sensible à la plrésence de produits locaux et de saison à la carte. – Crédits photo : Axelle de Russé

Aux restaurateurs de montrer l’exemple d’une autre façon de consommer, d’acheter des produits sains, qui font du bien à notre santé et permettent à nos paysans de vivre décemment. Même si 80 % d’entre eux proposent encore une cuisine essentiellement industrielle, avec des plats préparés prêts à être réchauffés, ils restent les mieux placés pour donner une véritable impulsion au changement. Confrontés aux évolutions qui dépassent de loin le travail des cuisiniers, ils sont à l’avant-poste des mutations qu’implique notre façon de nous alimenter. Leurs engagements peuvent influencer l’agriculture et toute la chaîne des valeurs alimentaires. Prescripteurs évidents – dans le monde, plus de la moitié des repas sont pris hors du foyer -, ils sont les premiers à pouvoir démontrer que devenir un «éthicurien» est possible sans sacrifier les plaisirs de la table.

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«Faites simple, je me contenterai du meilleur», disait sir Winston Churchill. Priorité? Revenir à l’essentiel, se reconnecter à la nature, «là où naît le produit frais, cultivé ou élevé avec passion, où sont les vrais goûts et les parfums premiers, ceux que le savoir-faire et la technique peuvent révéler, exalter, exprimer mais non créer», écrit Alain Ducasse dans son Dictionnaire amoureux de la cuisine (Plon). Il y a quelques semaines, l’opération «Food for Change», à laquelle étaient associés plusieurs membres de Relais & Châteaux, a une nouvelle fois démontré que des menus mettant en valeur des produits végétaux, locaux et de saison séduisaient une clientèle devenue sensible à une créativité qui fait rimer binette et fourchette. Nul n’est plus surpris de découvrir sur les menus les noms de producteurs locaux érigés par les chefs au rang de collaborateurs. Soin du sourcing, priorité aux circuits courts, aux produits bio… En 2017, Théo Pourriat et Bertrand Grébaut recevaient, lors du classement du World’s 50 Best Restaurants, le prix du développement durable pour leur établissement Septime: adresse parmi les plus convoitées de l’Est parisien.

Un garde-manger personnalisé

Pour être au plus proche du vivant, du produit qui éclôt, pour qu’une génération de jeunes professionnels remette les mains dans la terre, de plus en plus de chefs, notamment en province, où les terrains cultivables sont plus accessibles, s’offrent le privilège d’un potager. À Menton, au Mirazur, Mauro Colagreco n’a que quelques pas à faire pour s’approvisionner dans son jardin-verger, où il cultive pas moins d’une quarantaine de variétés de tomates qui n’ont pas voyagé des semaines ni connu le gaz carbonique de la chambre froide. Stevia, santoline, berce… Les 80 variétés d’herbes parfois rares plantées au Domaine de Capelongue, à Bonnieux, en Provence, permettent à Edouard Loubet de bénéficier d’un garde-manger personnalisé qui inspire sa carte au jour le jour. En devenant des jardiniers, les cuisiniers prennent une nouvelle dimension. Les contraintes qu’impose le respect de la nature suscitent d’autres innovations, elles redéfinissent aussi ce qu’est le luxe.

Laurent Petit, chef du Clos des Sens, à Annecy-le-Vieux, dans son jardin.
Laurent Petit, chef du Clos des Sens, à Annecy-le-Vieux, dans son jardin. – Crédits photo : Emmanuel Berthier

C’est parce que sa génération a trop souvent marché sur la tête, avec un modèle de surconsommation privée de sens, qu’en 2015 Laurent Petit, chef et propriétaire du Clos des Sens, à Annecy-le-Vieux, a remis sa création en jachère et opté pour une cuisine exclusivement lacustre et végétale, presque 100 % locavore. Après avoir créé un «corti» (jardin, en patois) d’aromates il y a une quinzaine d’années, il a amorcé un virage plus ambitieux cet été en inaugurant un potager en permaculture de 1 000 m2, situé en contrebas de son établissement: 160 variétés de fruits, légumes, plantes et fleurs y poussent sans engrais ni pesticides. Une initiative qui a pourtant nécessité deux ans de combat auprès de la mairie pour obtenir un terrain. «Pour de nombreux politiques, le mot “écologie” reste un gros mot, un truc de gaucho, alors que ce n’est que du bon sens paysan, explique Laurent Petit. Mais le résultat est là! On a bataillé fort, mais ça a fini par payer.» Désormais, ses journées commencent par la cueillette des produits de saison, cuisinés dans la foulée. Chez lui, on se régale d’un oignon paille, on tombe en pâmoison devant un fenouil confit, on s’émerveille du goût d’une tarte mille-feuille de chou vert et féra fumée… «Il faut redonner du sens à la gastronomie. Depuis trente ans, notre cerveau a été enfermé par des codes du luxe imbéciles. Qu’est-ce qui fait que le homard est meilleur que la féra ou le navet? Sa rareté, son coût, son exotisme? La cuisine locale, de terroir, ce n’est pas ça! Tous nos producteurs sont situés à 50 kilomètres à la ronde. En province, je le crie haut et fort, les chefs qui ont des pelouses de golf feraient mieux de faire pousser du végétal!» Et de prédire que, dans dix ans, une majorité de chefs français arpenteront ce nouveau champ des possibles.

Le vaste potager de l'école Le Cordon Bleu Paris est devenu un passage obligé pour les étudiants.
Le vaste potager de l’école Le Cordon Bleu Paris est devenu un passage obligé pour les étudiants. – Crédits photo : Axelle de Russé

Un message adressé aux sceptiques, qui pensent encore à un effet de mode relayé par le petit milieu gastronomico-médiatique? Bien sûr qu’il est plus facile de manger sain et surtout bon dans un étoilé, qu’il faut pouvoir y mettre le prix. Nul ne peut nier qu’il existe des opportunismes de façade, des potagers de poche devenus l’objet d’un marketing évident, que le bio n’est pas forcément bon… La prudence s’impose mais, même si nous restons loin d’une modification radicale de nos modes de vie, certaines réalités témoignent d’une réelle évolution des mentalités. Aujourd’hui, par exemple, la permaculture n’est plus considérée comme une idée fantaisiste. Après quatre ans d’observation de la ferme du Bec-Hellouin, en Normandie, l’Institut national de la recherche agronomique en a même validé la rentabilité dès 2016.

«On utilise nos propres semences»

Et en ville? Là aussi, ça bouge. Au-delà des expérimentations militantes hyperlocalisées, l’avènement d’une agriculture en milieu urbain s’impose comme une évolution irréversible, indispensable au développement de nos sociétés. Beaucoup le savent et offrent de nouveaux outils aux plus jeunes. Malgré le coût d’un potager (plusieurs milliers d’euros par mois) et le poids de son entretien, les toits parisiens d’écoles de cuisine (Ferrandi, l’institut Le Cordon Bleu Paris) en accueillent. Autre indice révélateur, l’implication de chaînes hôtelières qui, sur le modèle anglo-saxon, dotent leurs établissements de jardins beaux à croquer: le Pullman Paris Tour Eiffel, le Brach ont désormais leurs plantations «d’altitude».

Pour le jeune chef étoilé Simone ­Zanoni, quand on représente l'excellence, on est tenu d'être exemplaire.
Pour le jeune chef étoilé Simone ­Zanoni, quand on représente l’excellence, on est tenu d’être exemplaire. – Crédits photo : Axelle de Russé

Au Four Seasons Hotel George V, la ténacité de Simone Zanoni, chef étoilé du restaurant George, lui a permis d’obtenir la mise à disposition par le département des Yvelines de 1 800 m² de terrain cultivable au domaine de Madame Elisabeth, en plein cœur de Versailles. Un retour au bon sens, dit-il: «Tout petit, en Italie, j’ai appris le goût de ce que l’on fait soi-même. Chez mes parents, on mangeait la charcuterie maison, nos produits de la terre, la viande était partagée avec les autres membres de la famille. J’ai baigné dans cette simplicité que l’on appelle aujourd’hui le locavorisme.» Comme d’autres sillonnent les rayons de Rungis, Simone Zanoni arpente trois fois par semaine «ses» plates-bandes – travaillées en agriculture raisonnée par sept jardiniers, deux employés, et cinq ou six personnes en réinsertion professionnelle. Ici, pas de halles aux néons blafards: c’est une poudre d’or qui nimbe à l’automne les matins de cueillette. Avec les dernières framboises d’octobre,

«On ne sera jamais autonomes à 100 % pour le restaurant, mais on est très surpris par le rendement du potager.»

Simone ­Zanoni

sa main glane son content de gourmandises. Les courges, les panais, le céleri remplissent des cagettes qui lui inspirent déjà ses futures recettes.. «On utilise nos propres semences, les poireaux ne sont pas des barreaux de chaise gorgés d’eau, les légumes ne sont pas formatés. On ne sera jamais autonomes à 100 % pour le restaurant, mais on est très surpris par le rendement du potager.» Quatre tonnes de légumes ont été produits cette année. Les déchets organiques du restaurant utilisés comme compost pour un biosystème vertueux et la musique qui berce les plantations en stimulant le développement des protéines végétales ne seraient pas pour rien dans cette profusion. Dans les serres froides pousse notamment une menthe aux arômes d’expresso – du marc de café recyclé a accompagné sa croissance – qui réjouit la clientèle du palace, à laquelle sont proposées des cueillettes accompagnées d’une dégustation avec le chef. «Nous avons un vrai rôle d’éducation, de transmission et d’exemple», assure Simone Zanoni, prêt à faire campagne pour défendre une gastronomie humaniste. Une vraie révolution de palais qui invite chacun à allier gestes citoyens et plaisir épicurien.

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