La Maison Bleue, l’Auberge du Père Bise et Le Clos des Sens : sur ces trois tables d’exception le terroir lacustre est mis à l’honneur.
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Boris Coridian
A quatre cent quarante-sept mètres d’altitude, les flocons sont rares. Seuls les sommets du massif des Bornes, dominés par les 2 351 m de la Tournette, en Haute-Savoie, blanchissent à vue d’œil en cette mi-novembre. Mais la « perle des Alpes françaises » et ses communes environnantes frissonnent d’un nouveau souffle gastronomique. Ce territoire unique entre lac et montagne, à proximité des deux aéroports internationaux de Genève et de Lyon concentre plusieurs grandes tables, parmi les plus excitantes du moment. Trois cuisiniers attirent les regards. Jean Sulpice est descendu de Val Thorens pour reprendre l’Auberge du Père Bise, institution centenaire et belle endormie du lac. Sur la même rive, Yoann Conte fait vivre depuis 2010 la Maison Bleue, créée avant lui par Marc Veyrat. Laurent Petit prend un peu de hauteur. Son restaurant Le Clos des Sens domine les eaux cristallines d’Annecy, depuis la commune d’Annecy-le-Vieux, charmant village historique où il s’est installé en 1992.
Pour atteindre Talloires, il faut longer la rive est pendant une vingtaine de minutes depuis le centre-ville d’Annecy. Là, mille ans vous contemplent. C’est à côté de l’abbaye – devenu un hôtel – que le père Bise construit son auberge en 1903, les pieds dans l’eau, à l’ombre du Roc de Chère. Son gratin de queues d’écrevisses et sa poularde braisée à l’estragon font de cet établissement à la vue imprenable une table de choix dès les années 1930. Le restaurant triplement étoilé en 1951 – la commune cumule jusqu’à sept étoiles à cette période – accueille les grands de ce monde qui noircissent le livre d’or. Le dernier service de la famille Bise a lieu le 31 octobre 2016. Jean Sulpice et son épouse Magali démarrent les travaux de leur nouvel écrin le 2 novembre. Le premier service de l’Auberge – version Sulpice – est célébré le 5 mai 2017.
Pousser les portes de cette institution, c’est d’abord prendre la beauté du lac en pleine face. De l’accueil, le client semble être invité à plonger du ponton, au bout du couloir. Entièrement rénové, sans perdre le charme anachronique de la demeure balnéaire d’origine, l’établissement est prêt à rugir de nouveau. « Nous sommes sur une terre de gastronomie. raconte le cuisinier savoyard. Il y a une ambiance de gourmandise, d’apaisement, de douceur. Ici, pas de stress. Lorsque j’étais à Val Thorens, mes clients étaient surtout là pour le ski. A l’Auberge, je propose de vivre un moment qui va au-delà de la bonne cuisine. Je veux que mes clients profitent de l’instant », explique le chef dont les milliers d’heures de ski de randonnée en peau de phoque ont taillé à la serpe son physique de marathonien.
« Ici, je suis en ébullition »
Après quinze ans de haute gastronomie en haute altitude, il est descendu pour retrouver l’inspiration. « L’Auberge n’est pas une création. J’ai repris le fil d’une histoire, dont je me sens proche. Je suis né à Aix-les-Bains [en Savoie]. Mes grands-parents tenaient le Pavillon et L’International, en face de la gare. J’ai grandi avec ces odeurs, cet esprit de cuisine. Si j’ai toujours été attiré par les sommets, je suis né dans un village. A Talloires, tu n’es ni en montagne ni en ville, mais dans un environnement unique au monde », explique avec passion Jean Sulpice. La beauté du coucher du soleil sur la surface lisse des eaux lui donne raison. Et le cuisinier s’émerveille encore de croiser les écrevisses sous les fenêtres de sa cuisine.
Dans l’assiette, cette fraîcheur et la nature s’expriment à pleins poumons. Au menu ce jour, le champ lexical du lac cohabite avec celui des pentes abruptes, avec une pointe d’accent lointain : grenouille en tempura d’ail et persil ; tartelette d’écrevisse, gelée d’agastache ; brochet, œuf de truite et cresson des bassins ; omble chevalier à l’oignon doux, serpolet ; homard bleu et tanaisie ; chevreuil, betterave et gentiane ; coing à la bière rousse du mont Blanc ; pomme meringuée au parfum d’Antésite. « Ici, je reste dans mon territoire alpin », explique Jean Sulpice. Mais le blanc laisse la place au vert. « A Val Thorens, c’était la minéralité la plus totale. Ce matin, sur les hauteurs, j’ai croisé deux chamois. Pendant quinze ans, j’ai vécu loin de cette nature vivante. C’était dur pour un cuisinier de ne pas voir arriver le printemps. Ici, je suis en ébullition. »
Reste à maîtriser le langage du lac et de ses habitants. Pour cela, le skieur est prêt à tâter l’élément liquide : « Je ne suis pas un grand nageur. Mais je veux plonger dans ce lac pour le comprendre. » Le chef qui murmure à l’oreille des ombles chevaliers pour mieux les sublimer. L’image prête à sourire, mais elle raconte l’engagement total du cuisinier face à son terroir. Magali, son épouse, sommelière devenue aubergiste poursuit : « En arrivant ici, tout le monde disait à Jean : “Tu la voulais ta nature ? Tu l’as désormais !” Mais il a dû s’y adapter. Pendant des années, il a cherché – en vain – à créer un plat autour du caviar. En arrivant ici, c’est apparu comme une évidence. Jean s’est baladé autour du lac. Il a croisé un cygne qui faisait son nid. La recette était née : caviar, anguille fumée et pomme de terre, comme un petit nid, identique à celui de l’oiseau blanc. » Les eaux du lac coulent désormais dans les veines du Savoyard : « Nous sommes soulagés de constater que nous ne nous sommes pas trompés. Au moment de la signature, on a eu peur. Mais il fallait prendre ce risque. Nous sommes installés pour les trente prochaines années », raconte de concert la famille Sulpice.
Laurent Petit a compris que pour durer, il faut se réinventer. Le chef propriétaire du restaurant Le Clos des Sens à Annecy-le-Vieux est arrivé à une époque où le terroir lacustre avait du mal à se frayer un chemin sur les tables gastronomiques. « J’ignorais tout de l’écrevisse. Et la féra était considérée comme un sous-poisson cartonneux. » Le cuisinier natif de Haute-Marne arrive à Annecy sur la pointe des pieds. « L’Auberge du Père Bise a posé les bases. J’ouvre en 1992 au même moment que Marc Veyrat, qui fait un restaurant luxueux de montagne au bord de l’eau. Avec Martine, mon épouse, nous prenons possession de cette maison dont le seul charme, ce sont ces deux marronniers de soixante-dix ans et la terrasse », explique le chef. Laurent Petit parle de ses débuts comme d’un « chemin de croix ». L’ascension est rude, mais constante. La première étoile arrive enfin en 2000. Puis un séjour au Japon allume la flamme de sa révolution culinaire : « Je ne regarde plus les produits de la même manière. Nous obtenons la deuxième étoile, mais rien ne renvoie au territoire d’Annecy. Zéro. »
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La cinquantaine sert de déclic « Je dis à ma femme : “Si j’ai quelque chose à dire, c’est maintenant ou jamais.” Je ne supporte plus de manger et de proposer à mes clients ces assiettes déconnectées de leur territoire, sans aucune démarche écocitoyenne. Jusque-là, dans mon établissement, je rasais les murs. Je ne sortais jamais de ma cuisine. J’étais un cuisinier complexé, car autodidacte. Cette décision me libère complètement. Je m’affranchis des codes de la gastronomie étoilée et de dogmes économiques qui vont avec, comme le fait de servir forcement des mets de luxe – foie gras, caviar, langoustines… – pour justifier du prix d’un menu. Tout change en quelques heures. Je prends cette décision un mardi et la nouvelle vie de cuisinier commence le samedi qui suit. Je pars voir les producteurs. Je prends une carte routière et je trace des cercles concentriques pour déterminer jusqu’où je me fournirai. »
Lavaret fumé et lentilles beluga
En quelques semaines l’homme change, comme le cuisinier. « Je me suis affranchi de la comparaison avec les autres chefs. Le seul effet “waouh” que je recherche, c’est le goût. Je ne puise pas dans le répertoire traditionnel. Ce qui m’importe, c’est de tirer la quintessence d’un produit. » Laurent Petit est un chef heureux, au sommet : « J’ai 54 ans aujourd’hui et je me pince pour y croire. C’est incroyable d’avoir osé. » Incroyables et osées, ses assiettes le sont. Les écrevisses arrivent vivantes au début du service avant de revenir sous toutes les formes imaginables : en tuile, en thé, les têtes en crémeux… Le lac plein la bouche. La tarte au chou au lavaret fumé (poisson d’eau douce) est d’une simplicité parfaite. L’omble chevalier est parsemé de lentilles beluga et aromatisé à une soupe de poutargue de lotte du lac. Le gras de la truite, les escargots et la bisque d’écrevisses fouettent l’esprit et les papilles.
Avec Yoann Conte qui complète ce trio, Annecy peut-il devenir un San Sebastian du bord du lac ? Dans la cité basque espagnole, les restaurants d’exception ont transformé la paisible cité balnéaire en capitale internationale des foodies. Peut-être, si l’énergie individuelle se transforme en dynamique collective. Magali Sulpice parle de cette cohabitation : « Nous sommes complémentaires, pas concurrents. Aucun des trois ne possède la même identité culinaire. Nous avons beaucoup de respect pour Laurent Petit et Yoann Conte. Cette proximité est un facteur de motivation. Autour du lac, la proposition est riche. Je pense qu’Annecy va devenir une destination incontournable. Pas uniquement grâce aux restaurants ! Le patrimoine culturel est magnifique. Il faut que nos belles maisons deviennent des lieux de destination, et plus seulement des étapes pour ceux qui montent dans les stations. »
Jean Sulpice poursuit : « Annecy était une terre de gastronomie, bien avant que nous arrivions. Il faut s’associer pour qu’elle aille au-delà de l’assiette. Notre devoir est de faire venir le monde entier sur les bords de ce lac. » Laurent Petit y croit : « Yoann a été culotté de reprendre cette maison de dingue. Et Jean Sulpice ne vient pas au bord du lac pour rigoler. » La course aux trois étoiles est lancée. Le cuisinier en voit déjà les effets. « Economiquement, je l’estime à + 25 %. L’arrivée de Jean en fait partie. Il y a une nouvelle clientèle. Elle vient chercher une vraie expérience. Mon combat aujourd’hui, c’est de fédérer ces énergies. Nous sommes tous différents, c’est notre force ! Et comme dit Yoann : “S’il y a une concurrence, elle sera chevaleresque !” » Bonne joute à ces trois Lancelot du lac.
L’Auberge du Père Bise – Jean Sulpice, 303 route du Crêt, Talloires, téléphone : 04-50-60-72-01, fermeture annuelle du 10 décembre 2017 au 9 février 2018.
Clos des Sens, 13, rue Jean-Mermoz, Annecy-le-Vieux, téléphone : 04-50-23-07-90.
Yoann Conte, 13, vieille route des Pensières, Veyrier-du-Lac, téléphone : 04-50-09-97-49.